Contexte
Devenirs trans de l’analyste (PUF) est un livre courageux. Nicolas Evzonas (2023) s’efforce d’y tracer sa propre voie au sein de ce que l’on pourrait qualifier de « renouveau psychanalytique ». Depuis plusieurs années maintenant, une sorte de « psychanalyse 2.0 » a décidé de prendre en compte les changements sociétaux (notamment en matière de genres, de formats familiaux et de sexualités) pour revoir ses propres positions éthiques1. A partir des critiques adressées à la discipline par des savoirs situés, intersectionnels, féministes, queer, l’objectif est de repenser la métapsychologie psychanalytique, la technique et les enjeux politiques d’un travail avec l’inconscient.
Dès lors, à côté de ce qu’il faut bien se résoudre à appeler les « pères » de la discipline ou en débat avec eux, ce nouvel allant psychanalytique vise une rénovation de l’approche de la libido. Pareille orientation ne souhaite plus exclusivement lire les symptômes, le désir et la jouissance à la lumière d’une sexualité pensée depuis un point de départ hétérosexuel, monogame, blanc, bourgeois mais s’ouvrir à la diversité des genres, des infinies possibilités de (se) dire, de (se) jouir, de souffrir et d’aimer.
L’enjeu est double : d’une part, continuer à rendre plus de vies vivables, en s’intéressant moins à l’identité sexuelle ou à l’expression de genre, qu’en continuant à prendre en compte les conflits inconscients et, d’autre part, repolitiser la pratique psychanalytique elle-même. La question du transfert se trouve alors fondamentalement remise en jeu aussi bien au cœur de la praxis, dans chaque rencontre, au cas par cas, que face à ce que représente cette discipline dans la société. Autrement dit, quel transfert dans la cure et quel transfert vis-à-vis des cures en général ?
Cela signifie porter à ses conséquences les liens de la vie des pulsions avec la libération, la transgression et la subversion. Cela veut dire aussi déjouer les compromissions du dispositif psychanalytique avec des enjeux de pouvoir. Cela revient inévitablement à pointer le vieillissement d’un certain vocabulaire métapsychologique. Cela permet d’insister sur l’oxygénation nécessaire de la pratique et, à l’instar de Freud et de Lacan, d’oser hybrider le savoir tiré de l’inconscient avec une critique à mi-chemin entre le sociologique, le philosophique et le dehors des institutions psychanalytiques elles-mêmes. Bref, inventer un autre rapport à l’inconscient. S’autoriser à penser autrement qu’à partir de mots d’ordre rabâchés par des Écoles, des Maîtres, des Superviseurs, des Analystes incarnant des figures d’autorité aussi fatiguées qu’épuisantes.
Enjeux
Dans ce contexte général, le livre d’Evzonas s’avère particulièrement intéressant parce qu’au fil des pages, il réussit à mettre au travail aussi bien la métapsychologie, la technique que la politique psychanalytique. Il s’empare de ces trois dimensions fondamentales de la praxis depuis l’un de ses principaux outils : les cas cliniques. De la sorte, l’ouvrage interroge de manière dépassionnée et éthique ce qui se passe sur les divans et dans les cabinets lorsque des sujets se présentant comme trans* prennent la parole.
Pour repenser les outils théoriques qui permettent un accueil des personnes qui ont entamé un parcours de transition (social, physique, psychique, performatif…) vis-à-vis du genre qui leur a été assigné à la naissance, Evzonas convoque un ensemble d’histoires et de personnages conceptuels qui comptent dans le champ de la littérature psychanalytique. Il y ajoute des récits qu’il a entendus lui-même de la bouche des personnes qu’il a pu rencontrer en institution ou en cabinet. Il prend en compte les remarques et les échanges que les analystes qui supervisent sa pratique ont pu lui adresser sur son propre travail clinique.
Pareille approche s’articule entre la théorie et la pratique, entre l’abstraction du concept et la réalité de la vie vécue, entre les récits du patient par rapport à sa propre vie, l’écriture de ce qu’en entend l’analyste et les retours d’un tiers extérieur, soit : le ou la psychanalyste contrôlant le travail d’un·e analyste un peu moins expérimenté·e. Tous ces allers-retours de mots, de ressentis, d’affects et d’élaborations constituent la spécificité même de la logique psychanalytique : un lieu où l’universel des concepts échouent, comme les bateaux sur le sable, à cerner le dernier mot de ce qui se dit dans la vie, les souffrances et les jouissances d’un sujet.
Décrit en ces termes, on ne peut que se réjouir de la parution d’un livre dont le titre a une consonnance deleuzo-guattarienne évidente. Pour les auteurs de Mille plateaux, les devenirs défont l’appréhension structuraliste de la réalité. À leurs yeux, les signifiants, le phallus et la castration passent toujours par des mises en série langagières ou familialistes trop étroites et trop hiérarchisantes pour rendre compte des enjeux révolutionnaires à l’œuvre dans la libido. Pour Deleuze et Guattari (1980), il s’agit plutôt de propulser le travail des mots sur les corps au cœur de l’immanence, à travers des modes d’appréhension nouveaux, hétérogènes et multiples. Ils entraînent alors nos manières de (se) percevoir et de (se) penser vers des intensités inédites. En fait, la logique des devenirs interrompt la tradition philosophique et sa recherche métaphysique, transcendante, ontologique des essences. Pareille logique ne s’écrit plus de manière filiative mais selon des branchements rhizomatiques : des connexions involontaires transformant sans cesse la diversité du vivant et se refusant à toute fixité. Splendeur des devenirs, avènement des différences, triomphe des multiplicités.
Dans Mille Plateaux, on croise donc des devenirs-femme, des devenirs-homosexuels, des devenirs-noirs, des devenirs-animaux, jusqu’à atteindre « des devenirs-élémentaires, cellulaires, moléculaires et même des devenirs-imperceptibles » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 304). À chaque fois, en connexion avec des peuples mineurs, sans pouvoir, à venir, s’opère un travail avec l’inconscient en mesure de défaire les illusions du Moi, la référence à la Raison et à l’Universel : banqueroute des identités figées. Aussi, on pourrait souhaiter qu’à cette liste de lignes de fuite si utiles aux analystes contemporain·es parce que capables de transformer nos manières de travailler avec l’inconscient s’ajoute celle des « devenirs-trans ».
Or, force est de constater que, mis à part dans le titre, la référence à la schizo-analyse deleuzo-guattarienne n’apparait nulle part dans l’ouvrage d’Ezvonas. L’auteur privilégie un champ référentiel qui s’inscrit de manière à la fois marquée et érudite dans un freudisme et un post-freudisme stricts. Il en découle une écriture précise et une description du travail de l’analyste rigoureuse mais peut-être pas aussi subversive ni aussi renouvelée qu’un si beau titre le laissait espérer. De même, la littérature critique issue de la plume des personnes concernées par les transidentités, les parcours de vie trans et les problématiques liées aux « transitudes » (Clochec, 2023, p. 7) occupent en réalité assez peu d’espace dans les 399 pages du livre que Nicolas Evzonas a tiré de sa thèse de doctorat en psychologie.
Pourtant, et cela semble bel bien être la position principale de l’auteur, ce que l’accompagnement des personnes trans implique, c’est une mutation, une transformation, un déplacement vital des présupposés, des a priori moraux, des certitudes pathologisantes des psychanalystes par rapport à une communauté que la discipline continue encore de beaucoup trop souvent stigmatiser2.
Pour que le transfert, vis-à-vis de la psychanalyse en général et vis-à-vis de chaque psychanalyste en particulier, puisse advenir un changement d’approche radical s’avère nécessaire afin de pouvoir accueillir et entendre les personnes trans*. D’où l’inversion à l’œuvre dans le titre de l’ouvrage : c’est l’analyste, sa posture, sa position d’énonciation, ses interprétations, sa manière de penser sa place dans la cure, voire sa formation, qui doit entamer un véritable parcours de transition. Il est urgent que la psychanalyse revoie ses représentations, ses déclarations, ses attitudes et ses actes afin d’accueillir le réel de chaque cas plutôt que de le stigmatiser avant même d’avoir entendu quoi que ce soit. En ce sens, contrairement à certain·es de nos collègues, Evzonas souhaite avoir une démarche évitant une prise de position partisane « anti » ou « pro » trans. L’auteur veut en revenir à ce qui se joue au sein de chaque cure entre l’analysant·e et l’analyste.
Critiques
Si l’on ne peut que se réjouir des efforts de finesse théorique dont Evzonas fait preuve dans sa relecture des cas de Freud (le cas Dora et celui de Sidonie) et de Winnicott qu’il décortique à nouveaux frais, celles et ceux qui aspirent à un renouvellement profond de la discipline et de son vocabulaire risquent cependant de rester quelque peu sur leur faim. Très loin du raz-de-marée deleuzo-guattarien, Evzonas conserve une déférence conceptuelle absolue pour les pères de la discipline. Même s’il estime que, dans la pratique, Freud lui-même a parfois pu s’égarer en cours de traitement en raison de ses propres préjugés. Par exemple, par rapport au cas de Sidonie (patiente rebaptisée « jeune homosexuelle » par l’histoire de la psychanalyse), Evzonas écrit :
Quoique réputé pour sa tolérance envers l’homosexualité et pour son admiration maintes fois proclamée à l’égard de certaines personnalités du monde de l’art et de l’histoire connues pour leurs penchants androphiles, Freud se montre incapable de prêter une écoute à une patiente qui aime ouvertement les femmes. Est-ce l’homoérotisme féminin qui suscite un malaise chez lui ? Ou son trouble puise-t-il son origine dans la sexualité féminine plutôt que dans son expression spécifiquement homosexuelle ? Il serait sans doute plus pertinent de dire que, lorsque l’édifice du phallus est mis à mal, Freud perd ses moyens. (Evzonas, 2023, p. 77)
Même si la référence à deux cas freudiens d’homosexualité féminine pour penser les transidentités contemporaines a de quoi surprendre, on ne peut qu’abonder dans le sens de l’auteur. Il s’agit bel et bien de repenser l’expérience clinique à côté de la seule référence au phallus. En particulier, à côté de la relecture symbolique que Lacan a pu donner de ce concept. Il s’agit bel et bien de ne pas perdre ses moyens en tant que clinicien·ne, lorsque l’écoute peine à s’orienter depuis cette boussole obsolète pour nombre de trajectoires contemporaines. Il s’agit bel et bien pour l’analyste de trouver d’autres moyens d’interprétation capables de plus de tact, en mesure de toucher à l’intouchable de chaque sujet sans les faire fuir loin de la séance.
En fait, en réfléchissant les cas avec pour seule référence le phallus, on perpétue une psychanalyse qui procède en termes de vision ou d’aveuglement œdipien, qui reste attachée à un ordonnancement langagier binaire (signifiant/signifié ; masculin/féminin …), qui entérine un ordre symbolique patriarcal et qui envisage les autres configurations (énonciatives, subjectives, familiales, sociales) comme déviantes, manquantes ou symptomatiques par rapport à un indispensable « avoir » ou « être » le phallus3. En ce sens, même les lacanien·nes les plus ouvert·es, s’évertuant à vouloir penser un au-delà du phallus au moyen du « nouage », n’en restent pas moins attaché·es à un passage par la référence linguistico-phallique. Pour le dire simplement, vouloir aller « au-delà du phallus », c’est encore garder le phallus comme référence première.
Evzonas n’est pas lacanien. Cela s’avère être autant un avantage qu’un inconvénient. Du début à la fin de son parcours, il plaide pour une attention particulière à accorder au concept de « contretransfert ». Selon lui, il s’agit du principal ressort des cures actuelles. Il n’en limite pas la définition aux ressentis éprouvés par l’analyste face à un·e analysant·e en séance mais voit ce concept comme un moteur capable de transformer la dynamique à l’œuvre dans une cure.
Selon Evzonas, partir du contretransfert consisterait, d’une part, à présenter l’analyste comme un être humain aux prises avec des doutes et des hésitations plutôt qu’un sauveur infaillible. Et, d’autre part, la plasticité du contretransfert permettrait d’éviter des mouvements de rejet, de condamnation ou de jugement face à une forme de vie, un type d’existence, une configuration de genre différente de celles que l’analyste a pu croiser dans sa propre cure et dans sa formation théorique.
Si l’on songe aux déclarations et aux textes qu’une grande majorité de la communauté analytique a dédié en France aux personnes trans, force est de constater que la majorité des écoles et des institutions analytiques analysent les trans*, aujourd’hui encore, depuis un contretransfert négatif. Dans ces cas-là, le réseau d’éléments bigarrés qui constituent le contretransfert s’avère beaucoup plus large qu’un simple ressenti dans l’ici et maintenant de la séance : il dépend de l’éducation, des normes, des représentations vis-à-vis de la fonction de l’analyste, de la sexualité, de ce qui est normal ou pathologique, etc., autant d’éléments qu’interroge le travail d’Evzonas. La lecture du livre vaut comme une tentative de sortie hors de cette impasse contre-transférentielle.
Sur ce point, on s’étonnera néanmoins que l’auteur de l’ouvrage n’ait pas accordé plus d’importance à l’un des cas cliniques ayant le plus contribué (aussi bien chez les freudien·nes que chez les lacanien·nes) à la confusion des genres et ayant le plus terni l’approche psychanalytique des personnes trans : le cas du président Schreber. Evzonas semble pourtant conscient de l’influence néfaste de la superposition entre la problématique schreberienne (celle de croire qu’il serait beau de devenir la femme de dieu) et celles des personnes trans que l’on rencontre en tant que psy. Evzonas sait qu’il y une « propension à ravaler le fait trans à une homosexualité refoulée […] dans une certaine littérature psychanalytique dogmatiquement attachée à l’approche freudienne du cas Schreber » (Evzonas, 2023, p. 332) mais ne prend pas la peine de démontrer le simple fait que Schreber n’était pas trans. Pareille démonstration aurait pourtant contribué à défaire les croyances et les postures analytiques qui condamnent, qui pérorent et qui mettent en garde contre les « épidémies », les « lobbys », les « modes » ou les « mouvements » trans.
En outre, et ici achoppe-t-on sans doute sur l’une des limites de cet ouvrage qui n’en demeure pas moins important, si Evzonas avait plus travaillé avec l’œuvre de Lacan, il se serait peut-être mieux sorti des chicanes qu’il traverse tant dans sa vie personnelle que dans ses élaborations avec l’analyste qui le supervisait. D’un côté, l’auteur associe par exemple le gonflement de ses ganglions à certaines déclarations d’une patiente qu’il accompagne (ibid., p. 220). Douloureux effet contre-transférentiel qui, selon lui, témoigne de l’honnêteté de son engagement dans la cure qu’il suit. De l’autre, il décrit à l’aide de nombreux détails le manque de tact affligeant de la supervision bornée où il tente vainement d’élaborer son travail clinique avec certain·es de ses patient·es. On peut difficilement rester insensible à la sincérité de telles révélations qui évoquent la difficulté de se former et de travailler en psychanalyse.
Bien que l’explication du fonctionnement de la psyché à l’aide du phallus s’avère contestable tant d’un point vue féministe, politique que clinique, Lacan (1966) nous a néanmoins aidé à sortir des embrouilles imaginaires en insistant sur la nécessité de penser ce qui se joue dans l’espace analytique en-dehors de la réciprocité, en-dehors du ressenti de la personne de l’analyste, en-dehors de son intériorité pour appréhender ce qui se dit d’un point de vue logique.
Pour Lacan, la question analytique doit rester transférentielle, soit : « à quelle place le sujet que je rencontre a-t-il situé l’analyste à qui il s’adresse ? » La personne de l’analyste ne compte pas. Ce qui compte, c’est la place occupée sur l’échiquier de la parole analysante. Et la position d’énonciation lors des interprétations et des actes posés par l’analyste.
Au fond, l’analyste est un drôle de partenaire : non pas une personne à qui l’on adresse des plaintes, des souffrances, des confidences mais davantage un objet autour duquel on progresse pour mieux cerner ce qui angoisse et ce qui fait désirer. De la sorte, l’analyste évide et évite tout contenu personnel dans le cadre du transfert. De même, l’espace de la supervision ne sert pas tant à analyser le ressenti de l’analyste vis-à-vis de l’analysant·e mais à mieux comprendre l’agencement d’énonciation auquel on participe. Bref, Lacan insiste pour s’emparer de la logique afin d’éteindre les feux de l’imaginaire. Les péripéties d’Evzonas et de l’analyste à qui il confiait ses cas témoignent de comment à trop s’intéresser au contretransfert, on finit par lâcher le principal : la parole du sujet en analyse.
Evzonas n’en garde pas moins le mérite d’un pionnier. Et qu’on ne se méprenne, il ne suffirait pas d’avoir lu Deleuze et Guattari ou Lacan pour éviter les biais dans la prise en charge des sujets trans*. Les avancées techniques, métapsychologiques et politiques du dispositif de la cure continueront certes d’advenir grâce aux paroles déposées sur le divan. Mais elles prendront véritablement toute leur incidence lorsque notre savoir se laissera déplacer depuis ce que lesdites marges affirment elles-mêmes de notre position vis-à-vis du savoir. Autrement dit, une fois que notre posture ne se limitera pas seulement à être bienveillante et inclusive mais à se laisser radicalement décentrer depuis les marges.