Pour des vies non fascistes : ouvrir des champs tactiles contre les ségrégations. À propos de Tacts de Fabrice Bourlez

  • For non-fascit lives: Opening tactile fields against segregations. On Tacts by Fabrice Bourlez

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« Faites croître l’action, la pensée et les désirs par prolifération, juxtaposition et disjonction, plutôt que par subdivision et hiérarchisation pyramidale ».

Michel Foucault (1994, p. 135)

Rouen, le Diable au corps : quelques précisions autour d’une rencontre

C’est dans la ville de Rouen, alors que j’étais étudiant en psychologie en quête d’un stage, que Fabrice et moi nous nous sommes, au milieu de l’année 2017. Quelques mois plus tard, en octobre 2017, le stage auprès de lui démarrait, dans un hôpital de jour. Au cours du même mois, le lieu que nous appelons « le Diable au corps » faisait son inauguration. Quelques remarques sur ce lieu sont nécessaires étant donné que, plusieurs années après cette inauguration, nous y invitions Fabrice à parler à deux reprises, une première de Queer psychanalyse (Bourlez, 2018) et une deuxième, le 20 septembre 2025, à propos de Tacts (Bourlez, 2025).

Très concrètement, le Diable au corps est une maison de ville de trois étages sertie de briques rouges, d’une vitrine en bois massif gravée d’un diable. À plusieurs personnes et collectifs aux combats et causes différentes, nous avons fait de cette bâtisse un lieu collectif où gîtent des associations et des collectifs informels et, tantôt, éphémères. Fondamentalement, il ne s’agit pas du lieu d’une même bande animée des mêmes convictions.

Au fil du temps s’est imposé un voisinage s’efforçant de ne pas empiéter sur l’autre ni de mettre de côté les différences ou de les assimiler dans un tout uniforme. En tout cas, tel est le pari : que chacun·e, en partant de là où iel se trouve, puisse se côtoyer de proche en proche, au gré des réunions, des événements, des affinités, des positions. Ce sont autant d’occasions d’entrer en contact avec autre chose que son identité collective ou personnelle, militante ou de genre par exemple. Soit dit en passant, ce n’est pas une mince affaire tant, parfois, les malentendus adviennent, entraînant piétinements, bousculades, crispations et, fatalement, répétitions.

La contiguïté et la sympathie président à cette articulation des différences et apprêtent, pareilles à une farandole, à agir ensemble. Prenons la bibliothèque où nous avons accueilli Fabrice, par exemple. Si elle est d’abord l’initiative du collectif du Diable au corps, l’association LGBTQI+ Fiertés Colorées y a entrecoupé un rayon, la Queerothèque, consacrée aux thématiques sur lesquelles elle intervient : les transitions de genre, la transidentité, le féminisme, etc. Sur ce modèle, un autre rayon dédié à la problématique des communs et aux communismes est en cours de construction. Il s’appelle la Communothèque. La bibliothèque délimite ainsi un champ où Fiertés Colorées et le collectif du Diable au corps sont en contact.

La crise moderne du toucher : vers une intouchabilité généralisée ?

En fonction des engagements, des préoccupations, des luttes qui mobilisent les un·es et les autres et de l’actualité, nous invitons des auteur·ices à venir présenter le livre qu’ils ont récemment publié. Les présentations accueillies par la bibliothèque entre 2024 et 2025 ont été l’occasion d’interroger les phénomènes guerriers et les processus de fascisation en cours, au sein même des sociétés occidentales.

Et pour cause, la porte vitrée du Diable au corps s’est fait éclater dans la nuit du 17 au 18 janvier 2025. Deux jours après, s’ensuivit la pose d’un autocollant représentant un symbole fasciste en plein milieu de la vitrine. Un peu plus tard, durant une semaine entière, et ce chaque jour, de nouveaux autocollants à caractère fasciste furent appliqués. Ces faits ont eu lieu dans un contexte où se désinhibe un certain militantisme fasciste au sein de la ville.

En juin 2025, s’est tenue la présentation du livre de Déborah Brosteaux (2025) intitulé Les désirs guerriers de la modernité. S’y discutèrent des mécanismes que les sociétés occidentales mettent en place pour maintenir leur population à distance de toute affection par la guerre ou certaines entreprises génocidaires, qu’elles se déroulent sur leur sol ou « au loin ».

Cet ouvrage montre en effet la construction guerrière et politique de la mise à distance psychique ou, au contraire, de la ferveur vis-à-vis du phénomène guerrier comme génocidaire. Elle les analyse comme des faits guerriers à part entière, soit des manières de participer aux guerres auxquelles l’armée de nos pays se livrent sur des sols étrangers. Distance, ferveur ou exaltation à l’égard des guerres ou des génocides fait partie de la guerre ou du génocide même.

Les désirs guerriers de la modernité décrivent ainsi des opérations guerrières d’écartement ou de fusion psycho-affective à la limite du clivage. Autrement dit, pour l’une comme pour l’autre, mise à distance comme exaltation, se décline des modalités d’insensibilité et de désaffection du toucher :

  • Soit en épaississant le cordon sanitaire qui met à part (clivage) mon existence de crimes pourtant commis au nom du pays ou de la société à laquelle j’appartiens, l’enjeu étant de dissiper mon potentiel sentiment de responsabilité ;

  • Soit en appauvrissant ma capacité à toucher et à être touché·e par le blindage de mon existence éprise du corps à corps avec les exactions guerrières et génocidaires.

En mars 2025 déjà, la venue de Klaus Theweleit (2016), auteur de Fantasmâlgories, nous avait permis d’entendre comment le fascisme, du point de vue libidinal, s’efforce d’évincer l’inconscient et la division psychique qui le fonde par deux opérations :

  1. la constitution d’un corps cuirassé, qui est intouchable et, moins encore, pénétrable ; un corps dont la subjectivité est toute réduite à la périphérie sans trou de muscles « douloureusement acquis1 » ;

  2. ce corps-cuirasse pratique des exactions violentes et ségrégatives, qui virent à l’épuration, pour faire porter sa division psychique entre inconscient et conscient sur d’autres perçu·es (fantasmé·es) comme des ennemis hostiles.

Enfin, ultime condition, la perpétration de violences ségrégatives par les corps-cuirasses devient une pratique de masse, faisant naître des blocs proprement fascistes. Ces derniers désignent des masses fermées où les membres enclavent leur jouissance dans une connexion directe au nationalisme, au racisme et à l’épanchement violent. À savoir, enfin, qu’une grande proximité règne dans les rangs du bloc pendant que le contact s’y montre toutefois proscrit. Les blocs fascistes ne se regroupent que pour demeurer encore plus intouchables, encore plus distants les uns des autres. Baignant dans une atmosphère haptophobique (peur du toucher), les membres brutalisent des corps soumis à un régime politique et juridique exceptionnel.

Ségrégation, corps d’exception et faux contacts

Ces deux lectures des phénomènes guerriers, génocidaires et fascistes qui ont parcouru le monde occidental dans les années 1930 et 1940 ont fourni le cadre à la présentation de Tacts. Chacune d’elles reformule à sa façon le malaise dans la civilisation, pour paraphraser Freud. Ce malaise résidait et réside peut-être encore en une crise du toucher, marquée par la généralisation de l’intouchabilité. Intouchabilité comprise à la fois comme proximité forcée, c’est-à-dire comme concentration, et comme mise au ban, soit une exclusion forcée. Au sens strict, concentrer et exclure décrivent les gestes typiques de la ségrégation.

Se manifestant par des pratiques d’exception, les gestes ségrégatifs imposent une manipulation particulière qui afflige les modalités du tact même. Dans pareilles circonstances, le tact s’avère réduit à un contact sensiblement discriminant. Outre la ressemblance, tact et contact diffèrent pourtant. Si le tact, indique à l’envi Fabrice Bourlez (2025), applique un « toucher à distance » (p. 156) ainsi qu’une « proximité qui sépare » (p. 282) toujours déclinés au pluriel, il va constamment de pair avec un contact.

Le contact se rapporte plus spécifiquement à la part d’agrippement et de décrochage en jeu dans le tact. Il concerne la prise autant que la déprise des pulsions sur le corps, moyennant l’ajustement d’une économie érogène à l’aide d’un ensemble symbolique. Ici se situe l’enjeu du muqueux, allant « du dedans au dehors et du dehors au dedans sur une ligne de contiguïté qui s’écrit autour du vide » (Bourlez, 2025, p. 357). Les zones prises de contact deviennent des « interface[s] tout à la fois de jonction et de séparation » (Maldiney, 1990, p. 177) ; interfaces qui configurent des champs tactiles favorables aux échanges entre intérieur et extérieur, soi et autrui, conscient et inconscient. La porosité des champs tactiles en fait des points de transfert. Au passage, le contact rappelle que la sexualité infantile fonctionne littéralement à tâtons, au rythme de petites déviations, d’excitations diverses, de fixations provisoires et de formes, elles aussi, plurielles (Freud, 1905/2019).

Maintenant cela posé, revenons à l’intouchabilité généralisée qui plonge le tact dans la crise. La réversibilité à l’extrême de la concentration en exclusion et de l’exclusion en concentration qui définit la ségrégation requiert des pratiques exceptionnelles du contact. Semblables pratiques tendent rigoureusement à évacuer le tact. Elles procèdent d’attouchements ou d’atteintes ayant valeur d’attentats psychocorporels, comprenant les brimades répétées, la torture, l’internement, la privation sensorielle ou l’exécution sommaire (etc.) de certains corps. Ce sont des pratiques de marquage qui perpétuent l’histoire de l’infamie.

C’est pourquoi, fouler aux pieds l’intouchable s’accommode sans délai ni réserve de sa mise à distance la plus stricte. Dans les deux cas disparaît « cet écart imperceptible qui met à distance en rapprochant » (Bourlez, 2025, p. 410). Plus aucun tact n’est possible parce que trop près, écrasé voire confondu, ou trop loin, déchu et inaccessible. Les gestes ségrégatifs se résument en fin de compte à de faux contacts qui ne touchent que pour mieux tenir à distance. Suivant cette description, l’intouchabilité prend l’allure d’un « monstre de distance » (Brosteaux, 2025, p. 36) qui porte généralement deux têtes :

  1. L’une qui met en pièces, clive et dénie le toucher ;

  2. L’autre qui oublie, refoule l’intouchable et blanchit.

Les corps affligés par ces pratiques exceptionnelles du contact les placent dans un régime d’exception qui en fait littéralement des « corps d’exception », « soustrait[s] aux règles du droit commun » (Barkat, 2005, p. 156). Dans l’histoire moderne occidentale, les corps et les peaux destinés à des régimes d’exception se rattachent intimement à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation de l’Europe. Du Code Noir à l’état d’urgence en passant par l’état de siège, la loi martiale, le Code de l’Indigénat et les Pouvoirs Spéciaux, le colonialisme a toujours adopté des mesures de traitement exceptionnelles à l’égard des populations colonisées. Il s’adjuge chacune d’elles « comme un corps étranger, situé cependant à l’intérieur même de l’agencement politique et juridique général » (p. 156).

Partant, le pouvoir colonial applique ainsi des touchers qui incluent sur le mode de l’exclusion. Comme l’établit Frantz Fanon, ce sont des contacts dont l’oppression colle la « gêne » (Fanon, 1961, p. 36) et la « lourdeur » (Fanon, 1975, p. 89) à la peau des colonisé·es. Pareille incorporation de la ségrégation appauvrit les champs tactiles et les échanges qu’ils permettent. Elle évide le côté attachant, plaisant, amitieux ou sororal du toucher, cantonnant les muqueuses à des « zones de non-être » (Fanon, 1975, p. 6). Conjointement, les rapports sociaux se désensibilisent et se figent. De fait, appuient les historien·nes, « l’emprise des assignations différentielles ne disparut pas dans les sociabilités ni dans les pratiques transgressives de la frontière coloniale » (Blanchard et Thénault, 2011, p. 6). Il n’y a guère plus de transfert opérant.

On aurait cependant tôt fait de voir dans l’extension de l’intouchabilité, dont les sociétés coloniales sont l’emblème historique, un affrontement entre la douceur de la caresse et la brutalité des coups ou, encore, de la vie contre la mort. Plutôt s’agit-il de l’affectation d’un « schéma épidermique racial » (Fanon, 1975, p. 90) qui expulse paradoxalement le toucher des corps tout en reconduisant leur relégation au sein de la société. S’y administre en effet une concentration maximale du toucher, équivalente, dès lors, à son exclusion du corps. Tel est le contact ségrégatif, un toucher de pure mise à distance à l’intérieur d’un ensemble : un faux contact.

Ce que les tacts ne sont pas

Si un repli en bloc assorti d’une espèce de décrochage semble en jeu dans la crise du toucher, cela va de pair avec la mobilisation des aspects les plus positifs du contact. En effet, rappelle récemment Silvia Lippi (2025), « cela peut paraître paradoxal, mais c’est l’amour qui soutient le fascisme » (p. 25). Il s’agit en revanche d’un amour assimilé à l’idéal (du père) et qui, par là, exile du toucher. Ce faisant, aussi, il refoule un peu plus l’intouchable traumatisme. Mais, c’est un amour démuni de ses qualités tactiles puisqu’aucune « porosité » (Bourlez, 2025, p. 399) des êtres n’y est en jeu.

De même, les tacts ne correspondent pas à ce qu’on appelle l’empathie (einfühlung). L’empathie désigne cette fusion immédiate qui annule la différence entre mon sentiment et celui d’autrui, pour paraphraser Antonia Birnbaum (2003) dans sa préface de Nature et formes de la sympathie de Max Scheler (2003). De sorte que l’empathie désigne une confusion entre moi et l’autre, où j’assimile tendanciellement l’autre à ma personne. C’est une identification sans distinction. Je réduis l’autre à ma propre position sans considération pour la sienne. Ou encore, sur un versant sacrificiel, j’abolis ma propre position dans le sentiment de l’autre.

Le tact, ce n’est pas non plus le care. Le care est un concept descriptif qui appartient initialement au champ de la morale. Il désigne le souci des autres et comprend tout « travail qui participe directement du maintien ou de la préservation de la vie de l’autre (…) » (Molinier, 2020). Le tact désigne plutôt un concept technique en rapport avec la cure. En anglais, il y a une différence entre to care et to cure. Or les tacts, ici, se rapportent au travail de la cure psychanalytique, à des formations de l’inconscient que l’on appelle des symptômes et qui nous rendent malades. Or le care renvoie aux soins quotidiens des conditions dont notre existence dépend.

Pour finir, bien que Fabrice Bourlez ait été interpellé à plusieurs reprises comme psychanalyste safe, le tact n’est pas pour lui équivalent au safe. Ce qui semble différencier ce dernier, c’est l’évitement du contact et la suspension des risques. En revanche, les tacts appellent à se mettre en jeu, à « payer de sa personne » pour emprunter une expression de Jacques Lacan (1995, p. 587). Donc les tacts ont bel bien un rapport avec le toucher de l’autre, mais sans confusion ni réduction. Ils se rapportent à la porosité des limites et, même, au partage et au passage, mais tout en y faisant proliférer un écart, une dissymétrie.

Les tacts comme proposition politique : ouvrir des champs tactiles

Avec l’invitation de Fabrice, au Diable au corps, nous ressentions le besoin d’ouvrir de nouvelles perspectives devant la recrudescence de forces qui réérigent l’intouchabilité en politique. Plus que jamais, se fait sentir la nécessité de touchers — et non plus d’anesthésie ou de brutalisation — qui tiennent compte de la singularité de chacun·e. Reprise dans cet esprit par Fabrice, la question du tact ne pouvait que se décliner au pluriel, discernant une variété de manières de toucher l’autre, d’en être proche, mais toujours sur un fond de distance.

En ce sens, le tact constitue d’abord une notion clinique, disons, remaniée par une implication militante, soit par la façon dont des engagements politiques et psychanalytiques se touchent. C’est pourquoi la pluralité des tacts forme le socle d’une proposition politique ou, mieux encore, micropolitique. Micropolitique non pas parce que s’ébauche un nouveau modèle de société mais bien en ce qu’y affleure une autre manière de s’adresser à l’autre et, aussi, une autre manière d’être ensemble et de faire collectif.

Dans cette direction, à la suite des critiques de l’activisme issu des mouvements alter/antimondialisation, À nos amis, rédigé par le Comité invisible, hissait le tact au rang de « vertu révolutionnaire », « [d’]art de ménager les devenirs révolutionnaires » (Comité invisible, 2014, p. 148). Dans une veine similaire, le collectif Mauvaise Troupe a écrit la chose suivante : « [La] ZAD et le No TAV nous apprennent que dans l’activité de tenir ensemble le divers, il est question de tact plus que de tactique, de passions plus que de tristes nécessités, d’ouvrir du champ plus que de quadriller le terrain » (Collectif Mauvaise troupe, 2016, p. 156).

D’une part, le recours à la notion de tact vise à rouvrir et soutenir des expérimentations politiques débarrassées — du moins temporairement — de la constitution/intégration d’un parti préalable à l’implication concrète des êtres dans les luttes. D’autre part, faire preuve de tact politiquement, c’est tenir à la nécessité de s’organiser. Par-là, le tact contribue à un mode d’agrégation politique s’ingéniant à contourner deux logiques politiques, l’une avant-gardiste, l’autre spontanéiste. Dans le premier texte du Comité Invisible, le tact reste une prétention, tandis que dans le second, il donne matière à une méthode politique plus large, dite de composition.

Le tact resitue l’organisation politique au niveau de l’articulation d’une diversité de forces et une pluralité de positions dans un champ, voire plusieurs champs, de luttes. Plus exactement, c’est le souci de la diversité et de la pluralité à même l’articulation. Une telle perspective consiste à rassembler une multiplicité de personnes en un ensemble collectif tout en cultivant un minimum de différences entre leurs positions. Les tacts opèrent par conséquent à l’intérieur d’une écologie organisationnelle, c’est-à-dire parmi plusieurs forces organisées qui tantôt coopèrent tantôt s’opposent.

En politique comme en psychanalyse, les tacts désignent toutes les façons possibles de toucher l’autre force en gardant une forme de distance. Il est certes question de toucher juste mais, précisément, « juste à côté » (Bourlez, 2025, p. 102). Par toucher à distance, il convient de s’approcher de l’autre, de faire un geste en sa direction, sans chercher à réduire, assimiler ou convertir sa position à la mienne ni ma position à la sienne. Ni le soumettre (à un « nous » prédéfini par exemple), ni me soumettre à lui (possiblement à son « nous ») donc. Mon identification à l’autre (son groupe, son modèle de société, sa ligne ou programme) ou celle de l’autre à mes attributs moïques demeurent la chose à conjurer.

Avec les tacts, il est donc question de voisiner avec l’autre à partir de nos différences, de faire et de sentir avec et non comme. Cela n’est tout bonnement possible qu’en travaillant à la mise en place de champs tactiles où il est non seulement possible d’exposer certaines de nos porosités (personnelles ou collectives), mais surtout de se laisser approcher et d’approcher l’autre position politique « par un acte qui se rapporte en [elle] à ce qui [la] sépare de moi » (Birnbaum, 2003, p. 12) afin de trouver la limite où une articulation avec elle est possible. Ces champs délimitent des espaces entre les positions et les forces emportées dans les luttes, entre nous, à la lettre au milieu.

Voisiner dans ces espaces, c’est demeurer juste à côté sans se marcher dessus dans une sorte de participation affective partagée. Un espace d’entre nous est en jeu, où chaque protagoniste se trouve décalé, décentré de sa position initiale, sans empiéter sur ce qui justement rend différent de l’autre autant que de soi-même. Autrement dit, l’expression « juste à côté » n’est pas un simple jeu de mots mais le ménagement nécessaire d’une place et d’une différence qui évoluent de proche en proche, selon une logique contiguë et non plus de la ressemblance (qui est toujours un faux-semblant). La contiguïté à l’œuvre dans les champs tactiles instaure une expérience commune prévenue de toute confusion (assimilation des positions), fruit d’une sorte d’interpénétration consentie. Celle-ci repartage davantage l’ensemble des places qu’elle ne met les uns et les autres dans le même sac.

En un autre sens finalement, « juste à côté » désactive momentanément l’opposition entre victoire et défaite dans la mesure où l’action politique tape toujours à côté des fins qu’elle poursuit. Loin de s’égarer, taper à côté opère un déplacement des positions, des désirs et des termes mêmes qui font l’action politique. Les tacts figurent des boussoles qui, une fois désencombrés de tout horizon (fin) idéal(e), redonnent de l’élan.

Conclusion : les tacts, un antidote possible à la psychologie des foules

Les regroupements auxquels aspirent les gestes de tacts congédient la promotion de grands modèles identificatoires, idéal de société, programme ou chef. En fait d’unification, l’identification produit surtout de l’assujettissement par la capture des désirs, leur mise au pas par un objet érigé en position idéale. Plutôt que de « respect[er] la vie de l’autre tout en goûtant à l’étrangeté de son désir » (Irigaray, 1985, p. 356), l’identification en assimile la singularité, pourtant constitutive de la différence de chaque être, à un tout homogène.

En conclusion, le tact, décliné au pluriel, constitue peut-être une réponse à la vieille psychologie des foules qui gît encore au fond des schémas de maintien de l’ordre, des doctrines de contre-insurrection comme dans le fonctionnement de nombreux partis politiques. Sans rien prescrire, il en va d’une indication pratique pour une vie non fasciste, contre les risques ségrégatifs inhérents aux organisations humaines, politiques ou non.

Bibliographie

Barkat, S. M. (2005). Corps et État. Nouvelles notes sur le 17 octobre 1961. Quasimodo, 9, 153-162.

Birnbaum, A. (2003). Peut-on penser la sympathie ? In M. Scheler, Nature et forme de la sympathie. Payot.

Blanchard, E., & Thénault, S. (2011). Quel « monde du contact » ? Pour une histoire sociale de l’Algérie pendant la période coloniale. Le Mouvement Social, 236(3), 3‑7. https://doi.org/10.3917/lms.236.0003

Bourlez, F. (2018). Queer psychanalyse : Clinique mineure et déconstructions du genre. Hermann.

Bourlez, F. (2025). Tacts : Remanier la psychanalyse avec les féministes et les queers. Presses Universitaires de France.

Brosteaux, D. (2025). Les désirs guerriers de la modernité. Éditions du Seuil.

Collectif Mauvaise troupe (2016). Contrées : Histoires croisées de la zad de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte No TAV dans le Val Susa. L’Éclat.

Comité invisible. (2014). À nos amis. La Fabrique.

Fanon, F. (1975). Peau noire masques blancs. Éditions du Seuil.

Fanon, F. (1961). Les damnés de la terre. François Maspéro.

Foucault, M. (1994). Préface. In M. Foucault, Dits et Écrits, II (pp. 133-136). Gallimard.

Freud, S. (1905/2019). Trois essais sur la théorie sexuelle : 1905-1924. Flammarion.

Irigaray, L. (1985). Parler n’est jamais neutre. Les Éditions de Minuit.

Lacan, J. (1995). Écrits. Editions du Seuil.

Lippi, S. (2025). De la foule à la sororité : Psychanalyse des groupes - Fascistes et féministes. Savoirs et clinique, 33(2), 22‑30. Cairn.info. https://doi.org/10.3917/sc.033.0022

Maldiney, H. (1992). La dimension du contact au regard du vivant et de l’existant. In J. Schotte, Le Contact. De Boeck.

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Scheler, M. (2003). Nature et formes de la sympathie : Contribution à l’étude des lois de la vie affective. Payot & Rivages.

Theweleit, K. (2016). Fantasmâlgories. l’Arche.

Notes

1 Je parle bien de périphérie et non de surface. Il y est question de muscles et non de peau. L’union que cette subjectivité forme avec son corps cuirassé se réduit à une communauté cinétique en surchauffe ayant pour principe des mouvements fébriles et éruptifs, au bord de l’implosion et de l’effondrement ; communauté toute portée au déferlement violent. Retour au texte

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Référence électronique

Thomas Cuvelier, « Pour des vies non fascistes : ouvrir des champs tactiles contre les ségrégations. À propos de Tacts de Fabrice Bourlez », Psychologies, Genre et Société [En ligne], 5 | 2025, mis en ligne le 05 décembre 2025, consulté le 19 décembre 2025. URL : https://www.psygenresociete.org/553

Auteur·ice

Thomas Cuvelier

Thomas Cuvelier est psychologue clinicien dans la région rouennaise et se trouve engagé au lieu intercollectif, le Diable au corps. Il mène une recherche doctorale sur la dimension traumatique des violences policières au sein du laboratoire LIAgE de l’Université de Paris 8 Vincennes — Saint-Denis. Enfin, il participe à la réalisation du film Un œil dans l’autre monde.

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