Créativité de genre chez l’enfant : regard féministe sur les défis et les conflits entre parents

  • Gender creative children: A feminist look at the challenges and conflicts between parents

Résumés

La créativité de genre chez l’enfant peut entraîner de profonds bouleversements au sein des familles, mais les défis auxquels font face les parents sont encore méconnus. En raison de l’impact des parents sur le parcours d’affirmation de l’enfant, l’objectif de cet article est d’outiller les personnes travaillant en clinique auprès de familles de jeunes enfants exprimant une créativité de genre. Nous avons ainsi réalisé des entrevues semi-dirigées avec sept mères et un couple hétérosexuel. Leurs enfants étaient âgé·es de 4 à 10 ans. Les entrevues ont été analysées à l’aide de l’approche interprétative phénoménologique (IPA). Les défis relevés se déclinent en trois axes : (1) déséquilibre dans le partage des responsabilités et des charges parentales ; (2) divergences dans les attitudes à l’égard de la créativité de genre ; (3) changements dans la dynamique familiale. Les clinicien·nes doivent être au fait de ces défis afin d’adapter leurs interventions aux besoins de ces familles, notamment en portant une attention particulière au partage inéquitable des responsabilités au sein des couples parentaux, aux différences dans l’acceptation de la créativité de genre de l’enfant et à leurs répercussions sur la dynamique familiale et sur l’enfant.

Having a gender-creative child can be upsetting for the family, but the challenges faced by parents are not well understood. Because parents have a strong impact on their child’s affirmation journey, the objective of this article was to better equip clinicians working with families of gender creative children. Semi-structured interviews were conducted with seven mothers and one heterosexual couple. Their children were between 4 and 10 years of age. The interviews were analyzed using the phenomenological interpretative approach (IPA). Three main challenges were identified: (1) unequal division of parenting roles and responsibilities; (2) differences in attitudes towards gender creativity; (3) changes in family dynamics. Clinicians must be aware of these challenges in order to adjust their interventions to the needs of these families, in particular by paying attention to the unequal sharing of parenting responsibilities, to differences in the acceptance of child gender creativity, and to their impact on the family dynamic and on the child.

Plan

Texte

La question de l’identité de genre et de la créativité1 de genre chez l’enfant mobilise l’attention depuis quelques années. Elle s’accompagne, en outre, d’un changement de paradigme dans la plupart des sociétés occidentales. Alors que la transidentité était perçue comme pathologique en médecine et en psychologie, elle est maintenant de plus en plus reconnue comme une forme légitime d’identité (Coleman et al., 2022 ; Medico, 2016). Malgré cette plus grande ouverture, les clinicien·nes reçoivent un nombre croissant de demandes d’aide, mais peinent à répondre aux besoins grandissants de ces populations (Carlile, 2020 ; Pullen Sansfaçon et al., 2021 ; Wiepjes et al., 2018).

On estime, selon la revue systématique de Zhang et ses collègues (2020), que de 2,5 % à 8,4 % des jeunes de 13 à 18 ans se questionnent ou éprouvent une ambivalence face à leur genre, alors que de 1,2 % à 2,7 % s’identifient comme transgenres. Les premiers signes d’une créativité de genre s’observent parfois vers 2 ou 3 ans (Ehrensaft, 2011 ; Susset & Rabiau, 2021a) et, en moyenne, vers l’âge de 8 ans (K. Olson et al., 2015). Si les enfants transgenres semblent éprouver des difficultés psychologiques et sociales importantes à l’adolescence (Connoly et al., 2016 ; Veale et al., 2017), difficultés généralement liées à la discrimination dont iels sont victimes (Medico & Pullen Sansfaçon, 2017), le portrait des enfants qui affirment tôt une créativité de genre, dès leurs premières années, est plus nuancé. Un facteur de protection est, néanmoins, largement documenté dans la littérature spécialisée : celui du soutien parental dans l’exploration et l’affirmation de soi (Durwood et al., 2017 ; Medico, 2021 ; Olson et al., 2016 ; Olson et al., 2015 ; Travers et al., 2012 ; Wong & Drake, 2017).

Les recherches empiriques indiquent que les parents ont donc, dans ce contexte, un rôle déterminant à jouer dans le développement et le bien-être de leur enfant et que les interventions cliniques auprès des familles devraient permettre aux parents d’apporter le soutien nécessaire à l’enfant. Or il ne faut pas sous-estimer l’importance des défis que peuvent vivre les parents aux plans personnel, relationnel et contextuel. Les parents rencontrent des barrières systémiques, notamment dans les soins de santé ou en milieu scolaire, et l’accès à des accompagnements psychologiques ou médicaux est souvent difficile et inégal selon les régions, même dans les pays où des soins transaffirmatifs sont offerts (Carlile, 2020 ; Pullen Sansfaçon et al., 2020). Les parents rapportent devoir défendre les droits de leur enfant ou éduquer, par exemple, le personnel médical et scolaire, ce qui les amène à vivre du stress minoritaire (Bartholomaeus & Riggs, 2018 ; Pullen Sansfaçon, 2015 ; Hidalgo & Chen, 2019). Devoir prendre des décisions importantes pour l’enfant les place également face à un dilemme qui oppose liberté et sécurité (Ehrensaft, 2011). Sur un plan plus personnel, les parents vivent parfois un remaniement identitaire et un questionnement de leurs projets parentaux. Ainsi, avant même l’arrivée au monde de l’enfant, les parents vont s’imaginer être parents d’un fils ou d’une fille et la créativité de genre de l’enfant peut remettre en question leurs attentes ainsi que leur rôle (Aramburu Alegría, 2018 ; Field & Mattson, 2016). Des inquiétudes face au futur, notamment en ce qui concerne la sécurité de l’enfant, sont fréquemment rapportées, de même que la perte de certitudes (Aramburu Alegría, 2018 ; Bartholomaeus & Riggs, 2018). Des parents rapportent aussi vivre ce que Wahlig (2015) appelle un deuil ambigu d’un·e enfant toujours vivant·e.

Plusieurs études font également état des défis et des changements dans la dynamique familiale lorsqu’un·e enfant exprime sa créativité de genre. Ainsi, les mères sont davantage impliquées que les pères dans les soins liés aux questionnements et dans les démarches d’affirmation de genre de l’enfant, elles participent plus volontiers aux recherches (Galman, 2020 ; Hill & Menvielle, 2009 ; Kane, 2006 ; Kuvalanka, et al., 2014 ; Riggs & Due, 2015 ; Wren, 2002) et se montrent aussi plus ouvertes à la diversité sexuelle et de genre (Herek, 2002 ; Norton & Herek, 2013). Bien qu’il n’existe, à notre connaissance, aucune analyse approfondie de la dynamique familiale, des observations cliniques de professionnelles ayant une longue expérience d’intervention auprès de ces familles laissent penser que les disparités dans les attitudes et les comportements sont fréquentes entre partenaires de couples hétérosexuels. Ces disparités peuvent rendre le parcours d’affirmation de genre de l’enfant particulièrement complexe.

Les études récentes de Faircloth (2021) et de Verniers et ses collègues (2022), qui portent sur la parentalité dans la population générale, mettent aussi en évidence une intensification des attentes à l’égard des parents, surtout à l’égard des mères. Hays (1996) a proposé le concept d’Intensive mothering pour illustrer la pression exercée sur les mères : elles doivent être les premières responsables des soins et de l’éducation de l’enfant, investir énergie, temps et argent dans l’accomplissement de leur rôle et prioriser les besoins de l’enfant au détriment des leurs. Elles portent encore, malgré un mouvement progressif vers une plus grande égalité conjugale, le poids des responsabilités et des charges parentales (Churchill & Craig, 2022 ; Faircloth, 2021 ; Sullivan, 2010), notamment des charges mentales (Haicault, 1984) et émotionnelles (Dean et al., 2022). Or ces charges sont amplifiées lorsque l’enfant manifeste sa créativité de genre, notamment lorsque des décisions complexes et délicates doivent être prises (Callahan, 2021) ou lorsqu’il faut parler à l’école de sa différence ou consoler l’enfant qui vit de la discrimination.

Objectif de l’étude

Nous savons que le soutien parental est primordial pour les jeunes trans, mais ce soutien peut varier d’un parent à l’autre. Quelques études font aussi état de conflits entre parents et de divergences de point de vue sur la créativité de genre et sur la meilleure façon d’agir avec l’enfant (p. ex., Kuvalanka et al., 2014 ; Pullen Sansfaçon, 2015). À cela s’ajoutent des conflits potentiels inhérents aux charges additionnelles que comporte la créativité de genre de l’enfant, soit les difficultés d’accès aux soins transaffirmatifs, la défense des droits de l’enfant, le stress minoritaire, le deuil et le remaniement identitaire que peuvent vivre les parents. Aucune étude ne s’est toutefois intéressée de façon spécifique au vécu des parents de jeunes enfants dans ce contexte. Le but de cet article est donc de mieux comprendre les défis rencontrés par les parents de jeunes enfants qui expriment une créativité de genre et leur façon de s’y adapter.

Méthode

Participant·es

Huit mères et un père ont participé à l’étude. Pour y participer, les parents devaient avoir un point de vue différent ou des désaccords sur la créativité de genre de leur enfant et l’enfant ne devait pas avoir atteint la période prépubère. Le recrutement s’est fait par l’intermédiaire d’annonces diffusées au sein de cliniques québécoises spécialisées en santé trans, sur leurs réseaux sociaux (Facebook) et associations.

Toutes les personnes de l’échantillon étaient de classe moyenne à moyenne élevée, caucasiennes, nées au Canada et résidaient au Québec. Toutes avaient complété des études post-secondaires, allant du diplôme d’études professionnelles à la maitrise. Les parents rencontrés étaient en couple avec l’autre parent de l’enfant, à l’exception d’une mère séparée du père. Une autre mère était en couple avec une femme. Sept des huit enfants étaient âgé·es de 4 à 7 ans et une enfant avait 10 ans. Selon les parents interrogés, six des enfants s’identifiaient comme filles, un·e enfant affichait une expression de genre masculine sans identification affirmée au genre masculin et un·e enfant avait une expression de genre féminine sans identification affirmée au genre féminin au moment de l’entrevue. Deux des huit familles avaient un·e seul·e enfant, quatre en avaient deux et deux en avaient trois.

Déroulement de l’étude

Sept des mères ont participé à une entrevue individuelle semi-structurée et une autre y a participé avec son conjoint, père de l’enfant. Les parents ont aussi rempli un questionnaire socio-démographique avant de participer à une entrevue d’une durée moyenne de 78 minutes. La première autrice, une femme cisgenre dans la vingtaine, a réalisé les entrevues dans le cadre de sa recherche de doctorat en psychologie. Les trois autrices s’identifient comme femme cisgenre et adoptent une approche transaffirmative.

Cette recherche a été approuvée par le comité d’éthique de la recherche de l’UQAM et a été réalisée dans le respect du Code d’éthique de l’Association Professionnelle Canadienne pour la Santé Transgenre (CPATH) en matière de recherche concernant les personnes et les communautés trans (Bauer et al., 2019) Les parents ont donné leur consentement libre et éclairé. Des prénoms fictifs ont été donnés aux parents afin de préserver leur anonymat.

Analyse

Les entrevues ont été transcrites sous forme de verbatims et analysées à l’aide de l’analyse phénoménologique interprétative (IPA) (Smith, 1996). Cette approche herméneutique et idiographique a été choisie car elle permet d’étudier l’expérience subjective des personnes dans une situation complexe. L’IPA permet de faire ressortir des éléments en cours d’élaboration, à l’interface de l’expérience personnelle et d’aspects plus relationnels, voire sociaux. Elle est aussi particulièrement adaptée à l’exploration de l’expérience vécue, ce qui nous intéresse ici (Smith, 1996 ; Smith & Osborne, 2004). Elle est enfin appropriée à l’étude d’échantillons de petite taille et de thématiques nouvelles, peu explorées.

Chaque verbatim d’entrevue a d’abord été analysé individuellement afin d’en faire émerger des thèmes et des sous-thèmes. Les résultats des analyses des huit entretiens ont ensuite été comparés pour en dégager les thèmes et sous-thèmes les plus importants. Une démarche autoréflexive (Finlay, 2002) s’est faite en parallèle : des notes sur les observations, sentiments et impressions de la première autrice prises pendant et après les entrevues ont été considérées dans le processus d’analyse. Des discussions ont également eu lieu entre les trois autrices à toutes les étapes de l’analyse afin de comparer et de mettre en perspective différentes interprétations des données avec les connaissances des réalités trans de la deuxième autrice et du développement des enfants et de la psychologie du genre de la troisième autrice.

Résultats

L’analyse des entrevues a permis d’identifier trois thèmes principaux qui rendent compte des défis les plus importants de parents qui doivent composer avec la créativité de genre de leur enfant. Il sera d’abord question de l’iniquité dans le partage des rôles et des charges parentales au sein des couples. Nous abordons ensuite la façon dont les attitudes de chaque parent à l’égard de la créativité de genre de l’enfant se confrontent à celles de l’autre parent. Finalement, nous décrivons les changements dans la dynamique familiale tels que les rapportent les personnes interrogées.

Déséquilibre dans le partage des rôles et des charges des parents

Les mères rencontrées rapportent toutes une disparité dans le partage des responsabilités et des charges entre les parents. Cette disparité, également présente chez le couple de mères lesbiennes, se manifeste non seulement dans les soins de base donnés à l’enfant, mais aussi dans la gestion de son identité de genre. Le rôle des deux parents est, aux yeux des mères, bien différents. Elles se définissent comme la personne-ressource, alors qu’elles décrivent l’autre parent comme un soutien passif, un exécutant. Certains pères sont aussi parfois décrits comme résistants ou, même, hostiles.

Ce rôle de pilier et de personne-ressource se joue au sein de la famille, mais également à l’extérieur de celle-ci. Les responsabilités qui accompagnent ce rôle sont nombreuses et recoupent autant des actions concrètes que des négociations relationnelles. Les exemples les plus souvent cités par les mères sont l’achat d’une nouvelle garde-robe qui contribue à l’affirmation du genre de l’enfant, la recherche d’aide professionnelle et le soutien émotionnel à l’enfant et aux autres membres de la famille. En étant le pilier, les mères font le constat des inégalités dans la répartition des responsabilités parentales et rapportent que la diversité de genre de l’enfant ne crée pas les inégalités au sein du couple parental, mais qu’elle les accentue et les complexifie.

Ben, moi, je suis la « feedeuse » de l’information (…). Lui, il ne se pose pas de questions plus qu’il faut. (…) Moi, je suis la gérante de tout ça, qui lit les livres, qui est sur les groupes d’enfants trans, qui fait les rendez-vous avec la sexologue, qui fait… Mais quand on a dû faire des rencontres avec l’école avant qu’il rentre à l’école, ben, il [son père] est venu avec moi. Il a une implication, mais c’est sûr que, je pense que c’est typique de toute façon : la mère gère souvent beaucoup plus. (Martine, mère d’un·e enfant créatif·ve dans le genre de 7 ans)

Ainsi, plusieurs mères interrogées déplorent la lourdeur de cette charge mentale, la question du genre s’ajoutant aux autres charges :

Donc, tu vois, je suis allée chercher un peu partout, tout ce que je pouvais. Mais tu sais à un moment donné, je me disais, on oublie il n’y a pas juste ça aussi. Il y a la charge mentale dans la vie de tous les jours. Le fait de posséder un utérus, un vagin et des seins (…) je suis obligée de faire la vaisselle, le ménage, le souper, les rendez-vous, d’acheter ci, d’acheter ça. (…) Donc, là, j’avais plein d’affaires, donc, à un moment donné j’étais... J’étais écœurée. (Isabelle, mère d’une enfant transféminine de 10 ans)

Dans son rôle de personne-ressource, la mère réinvente son identité maternelle à travers la protection des droits de l’enfant et l’éducation des membres de la famille et des personnes extérieures à la famille, comme le personnel de l’école que fréquente l’enfant. Certaines mères racontent avoir vécu des expériences désagréables et transphobes, les amenant parfois à devoir mettre fin à des relations ou à leur affiliation à certains groupes, alors que d’autres s’étonnent de l’ouverture qu’elles rencontrent. Toutes considèrent leur rôle comme important afin que leur enfant puisse aspirer à un avenir meilleur. Leur contribution à notre recherche est d’ailleurs motivée, pour la majorité d’entre elles, par ce rôle militant et l’idée qu’elles contribuent à leur façon à l’avancement de la société.

Je me dis que plus il y a de recherches là-dessus, plus qu’on en parle, ça va finir que… peut-être que ce ne sera pas plus facile pour mon enfant nécessairement, mais peut-être que ce sera plus facile pour les enfants de mes enfants. Pour les futures générations, c’est nous autres qui faut qui travaille pour les générations plus tard, c’est comme ça que ça se fait. Je me dis qu’une participation là, une participation ailleurs, une autre fois, si ça peut faire avancer, si ça peut offrir plus de services aux enfants... (Isabelle, mère d’une enfant transféminine de 10 ans)

Finalement, les mères parlent souvent du poids moral et décisionnel qui accompagne le rôle de personne-ressource. Elles jouent un rôle dans l’affirmation du genre dans la sphère publique, ce qui implique parfois de faire le « coming out » pour l’enfant et d’informer les membres de la famille élargie ou les professionnel·les de la santé, notamment quant aux pronoms à utiliser. Ainsi, elles prennent des décisions significatives pour l’enfant, ce qui s’accompagne souvent d’une peur de nuire, à la fois à l’enfant, mais aussi à sa relation avec l’enfant. Ainsi, par leur attitude soutenante, elles sont un important agent de changements dans la vie de l’enfant, malgré leur crainte de regretter les décisions prises.

C’était vraiment pas évident aussi, parce que de temps en temps tu as le doute, ou tu te dis « t’sais, je veux lui faire plaisir, et puis je veux la laisser explorer ça » (…) Et puis tu te dis « je la mêles-tu ? Est-ce que je me trompe ? » (…) En tant que parent, tu as aussi une responsabilité de guider ton enfant par rapport à son identité, et puis tout ça. Ce qui fait que tu ne veux pas, plus tard, qu’il dise « eh bien, crime, je suis mêlé en crime moi dans la vie, et puis vous n’avez pas aidé ! ». (Chantal, mère d’une enfant transféminine de 4 ans)

Le rôle de l’autre parent est le plus souvent décrit comme secondaire. Il est parfois un soutien pour la mère, parfois un exécutant passif. Ce rôle est, selon certaines mères, intimement lié aux difficultés plus importantes des pères à accepter leur enfant et aux inégalités déjà présentes au sein du couple parental, ce qui renforce leur passivité. La question identitaire vient donc renforcer l’iniquité dans le partage des rôles parentaux. L’une des mères justifie ainsi le rôle de soutien émotionnel du père envers elle.

[Mon conjoint] est un homme, donc son rôle était aussi d’être mon soutien à moi et de dire, « Écoute, une étape à la fois. ». (Martine, mère d’un·e enfant créatif·ve dans le genre de 7 ans)

Bien qu’il soit apprécié par certaines mères parce qu’il permet d’apaiser leurs angoisses et de les ramener au moment présent, le soutien du père vient aussi avec le constat des limitations paternelles pour lesquelles elles ont l’impression de devoir compenser, ce qui ajoute à la charge qu’elles portent déjà :

C’est sûr que ça peut être lourd aussi, ça peut être beaucoup (…). Mon mari ne va pas parler énormément, et par rapport à ça, il est un peu impuissant. (…) il n’a pas nécessairement les ressources, les réflexes d’aller chercher, peut-être, des solutions. T’sais, je peux lui amener différentes options, je peux lui en parler, t’sais, de dire « j’avais pensé à consulter ». T’sais, je le tenais au courant. Je lui en parlais, mais il n’était pas proactif. (Sophie, mère d’une enfant transféminine de 7 ans)

Le père du couple interrogé perçoit également sa conjointe comme plus habile émotionnellement pour gérer les enjeux d’identité de genre. Il semble bien conscient de ses propres difficultés d’adaptation et d’acceptation :

J’ai besoin de plus de temps pour m’adapter. Ce n’est pas que je ne veux pas, ou que comme j’ai dit … je le crois que c’est une fille, c’est juste que ça me prend plus de temps puis elle, elle est plus mature que moi, plus résiliente et est capable de s’ajuster plus vite. Mais je me rattrape toujours. (Pierre, père d’une enfant transféminine de 4 ans)

Des attitudes à l’égard de la créativité de genre qui se confrontent

Au-delà de l’écart qui peut exister entre les rôles, les responsabilités et les charges qu’assument les parents, mères et pères vivent parfois des défis de nature personnelle qui affectent la relation conjugale et la relation à l’enfant. Les parents sont dans des espaces émotionnels, de compréhension, d’ouverture et de deuils parfois opposés. On observe ainsi des rythmes et degrés d’acceptation différents et une prise de pouvoir des mères sur l’affirmation de genre. Il y a ainsi un décalage entre parents quant aux stratégies d’adaptation à privilégier et la liberté à laisser à l’enfant. Il faut souligner ici que ce décalage n’apparaît pas chez les deux mères lesbiennes qui semblent plus ouvertes à la créativité de genre de leur enfant.

Les mères soulignent une disparité entre les parents dans le rythme et le degré d’acceptation des enjeux identitaires. Sept des huit mères rencontrées se décrivent comme plus ouvertes que l’autre parent. La qualité du soutien offert à l’enfant peut ainsi être très variable d’un parent à l’autre, allant de l’engagement actif auprès de l’enfant, à la tolérance passive ou, tel que rapporté par une mère, au rejet complet de ce qu’est l’enfant. Un père plus ambivalent, craignant notamment de sortir en public avec son enfant vêtu de façon féminine, reconnait cet écart dans les rythmes d’acceptation. Il témoigne de son désir d’accepter son enfant tout en reconnaissant qu’il s’agit pour lui d’un processus qui prend du temps :

Je vais l’accepter, j’aimerais dire que j’ai la sagesse d’accepter, mais c’est juste des étapes pour moi aussi (Pierre, père d’une enfant transféminine de 4 ans).

L’acceptation peut être liée à la façon dont les parents perçoivent et interprètent l’expression de genre de l’enfant. Les parents sont parfois en désaccord sur la présence même d’un enjeu identitaire : un parent peut en être conscient, en observant les comportements de son enfant, alors que l’autre associe ces mêmes comportements à un jeu ou à de simples imitations, l’amenant à nier les questionnements et les malaises de son enfant. Ce décalage est parfois expliqué par les différences dans les rôles parentaux :

Ça a été vraiment long avant qu’il s’en rende compte. Mais moi, je pense sincèrement que c’est parce que c’est plus moi, un peu, qui suis dans les soins. C’est moi qui achète les vêtements. T’sais, c’est comme ça, mais ce n’est jamais lui qui va magasiner le linge. (Lise, mère d’un·e enfant créatif-ve de 6 ans)

Ce décalage peut aussi s’expliquer par des différences dans les connaissances de base sur les enjeux trans. Les femmes de notre échantillon se disaient généralement mieux informées :

T’sais, moi j’avais vu des documentaires sur des enfants transgenres, et puis tout ça, je savais que ça existait, et puis j’ai pu voir des ressemblances (…). Sauf que, pour mon conjoint, il m’avait peut-être déjà entendu en parler, mais pas plus que ça. Ça ne fait pas partie de ses intérêts ces choses-là, ce qui fait que c’était vraiment comme un choc un peu plus. (Chantal, mère d’une enfant transféminine de 4 ans)

Le père peut parfois être un frein à l’exploration et au développement identitaire de l’enfant. Ainsi, certaines mères, craignant que le père nuise à l’enfant, prennent totalement en charge les questions d’identité de genre. La plupart des mères disent consulter l’autre parent pour prendre position et action, alors que d’autres les imposent sans consulter le père, assumant alors par choix tout le poids décisionnel. L’une des mères résume bien cette posture de monopole décisionnel en expliquant que le rôle du père « est d’être d’accord » avec elle. Une autre raconte avoir profité du voyage du père pour aller acheter les vêtements que désirait l’enfant.

J’ai amené [mon enfant], j’ai dit : « le papa est parti, on s’en va magasiner. Tu peux choisir qu’est-ce que tu veux » (…). Il s’est habillé le lendemain dans ses jupes. J’ai pris une photo, puis je l’ai envoyé à papa. J’ai dit : « il va avoir deux semaines pour s’habituer ». (Jennifer, mère d’une enfant transféminine de 4 ans)

Les mères rapportent également des mésententes sur la façon de gérer les questions d’identité de genre et les stratégies d’adaptation à adopter. L’un des parents peut ainsi tenter de limiter l’expression de genre qui est non conforme au genre assigné à la naissance alors que l’autre veut favoriser l’exploration. Deux mères rapportent des mésententes suscitées par les tentatives de l’autre parent à renforcer le genre assigné à la naissance, ce qu’elles considèrent inacceptable et mènent à des confrontations au sein du couple :

Parfois il va me dire, moins maintenant, mais plus avant, par exemple, « tu pourrais lui percer les oreilles ». Des fois, il a comme des idées comme ça… C’est clair que c’est non ! Écoute, ce serait comme une agression totale si je lui perçais les oreilles ! (Lise, mère d’un·e enfant créatif·ve dans le genre de 6 ans)

Je me choquais après lui des fois. Je me souviens une fois après le bain, tu sais lui souvent il va aller chercher les pyjamas pour les enfants, il va les laisser dans la chambre (…) [Mon enfant] sort du bain, il s’en va dans la chambre, puis il voit les pyjamas de garçon. Il pette une crise. Ah j’étais fâchée ! » (Jennifer, mère d’une enfant transféminine de 4 ans)

Les hésitations sont parfois ancrées dans un désir de protéger l’enfant : les parents imposent des limites à l’enfant dans le but de préserver sa sécurité. La sécurité a alors préséance sur le développement d’un soi authentique, comme le rapporte la seule mère dont le conjoint manifeste une grande ouverture à l’égard de la créativité de genre de l’enfant :

C’est sûr que moi, je pense que j’ai toujours été un peu plus réticente sur le fait que j’avais peur qu’il ait mal, t’sais, c’est mon petit garçon, et puis je n’ai pas envie qu’il ait de la peine, t’sais. Et puis mon chum, c’est sûr qu’il s’est fait niaiser aussi quand il était petit, mais il était plus du genre « eh bien, il faut le laisser aller, et puis ce n’est pas grave, une robe, ce n’est pas la fin du monde, t’sais ! ». (Jeanne, mère d’une enfant transféminine de 5 ans)

Les mères participantes adoptent clairement un rôle proactif. Elles cherchent des ressources, s’informent, parlent, échangent, obtiennent du soutien, alors que l’autre parent semble parfois avoir besoin de prendre son temps. Le besoin de proactivité, que l’on peut lier à la disparité des rôles décrite précédemment, semblait présent chez toutes les mères :

[Mon conjoint] est plus dans le laisser-aller. Donc, je ne sais pas si c’est du déni, j’ai tout le temps un doute ! Pis moi, je m’interroge, je vais lire, j’ai envie de discuter de ça, j’ai comme plus besoin d’en parler que lui. Lui, il n’a comme pas le besoin d’en parler. (Lise, mère d’un·e enfant créatif·ve dans le genre de 6 ans)

Dans le cas de quatre couples, les besoins de chaque parent sont directement liés à leurs valeurs, à leur degré d’adhésion aux normes de genre et à l’importance accordée au jugement d’autrui. Alors que l’amour inconditionnel guide les décisions de plusieurs parents, la peur du jugement vient parfois entraver les tentatives des parents à agir en fonction de cette valeur partagée. Il semble que ce soit surtout vrai dans le contexte où l’enfant, à qui le genre masculin a été assigné à la naissance, présente des caractéristiques typiquement féminines, cette peur du jugement étant alors particulièrement marquée chez les pères. Pour ces pères, assumer la féminité de leur enfant à leurs propres yeux et à ceux d’autrui semble plus difficile. Ainsi, certains parents peuvent adopter une attitude de soutien total alors que d’autres montrent un soutien variable en fonction des contextes sociaux, par exemple en interdisant à l’enfant de mettre les vêtements désirés en dehors de la maison.

Comme je disais à ma femme, c’est une conversation sur 10 000 qu’on va avoir dans la vie. Tu sais, quand le monde va demander « Hey, qu’est-ce qui se passe ? ». (Pierre, père d’une enfant transféminine de 4 ans)

Une autre mère nous explique prendre en charge l’achat de vêtements étant donné la peur du jugement du père :

Moi, je m’en foutais vraiment royalement d’aller chez Walmart avec lui habillé en Princesse Anna. (…) Mais papa, lui, n’était pas à l’aise. Il n’aimait pas ça, le regard des autres. Il n’était pas prêt non plus à ça. Donc, s’il partait avec papa, il fallait toujours qu’il se change. Donc, il y avait la dualité. (Martine, mère d’un·e enfant créatif·ve dans le genre de 7 ans)

La famille en transition et les changements dans la dynamique familiale

La créativité de genre de l’enfant vient bouleverser les relations entre les membres de la famille et les rôles préétablis. Ainsi, plusieurs des mères rapportent des conflits dans la famille, conflits entre les parents, entre le père et l’enfant et entre enfants au sein de la famille. Les conflits de loyauté sont aussi fréquents entre les parents et l’enfant. La dynamique familiale est modifiée, selon quatre des mères, par la présence d’un conflit de loyauté dans lequel elles se trouvent tiraillées. Concrètement, les enjeux de loyauté se manifestent lorsque la mère désire soutenir l’exploration et l’identité de l’enfant tout en respectant le rythme d’acceptation du père. Une mère décrit ainsi sa position de « tampon » :

[Mon enfant] commençait à dire : « ben, papa il ne m’aime pas ! » parce qu’il le faisait se changer. Donc, moi, j’ai expliqué à [mon enfant] : « mais non, c’est parce que papa il ne veut pas que tu fasses rire de toi. Il a peur que les gens te regardent, ça le dérange. ». Donc j’étais toujours le tampon entre les deux. Ça, c’était problématique. J’avais eu cette conversation avec lui en lui disant : « Je pense que ça commence à être problématique ton malaise face à ça. » (Martine, mère d’un·e enfant créatif·ve dans le genre de 7 ans)

Une des mères nous explique comment elle a abordé, au sein du couple, la façon dont la passivité de son conjoint se heurte à son besoin de proactivité :

« Je ne sens pas que tu es derrière moi par rapport à ces choses-là, et puis ça me retient quand, dans le fond, j’aimerais peut-être ça plus embarquer ». J’avais envie de lui en acheter une vraie, robe. T’sais une super belle vraie robe. Mais, en même temps, j’avais un peu comme une retenue parce que, d’une part, son père n’était pas rendu à la même place que moi tout à fait. (Chantal, mère d’une enfant transféminine de 4 ans)

La mère devient, en quelque sorte, la traductrice et la médiatrice de la relation père-enfant et hérite de la lourde tâche d’assurer le maintien de l’équilibre familial. La mère doit évaluer et prédire les réactions potentielles de l’autre parent et ses répercussions sur l’enfant. Le conflit de loyauté est alors directement lié aux différences de rythme et de degré d’acceptation des parents, ce qui amène la mère à tenter de s’ajuster aux besoins du père, mais aussi à ceux de l’enfant :

Conflit intérieur, mais conflit aussi de rythme, t’sais, où je sentais que si d’un côté je faisais plaisir, de l’autre côté, j’allais refroidir. Et puis, je ne voulais comme pas créer ça. Je ne savais pas comment me positionner. (…) Je me sentais prise, un peu, entre l’arbre et l’écorce, dans cette situation-là (…) J’ai voulu attendre, peut-être essayer de trouver l’équilibre entre le bien-être de [mon enfant] et puis son besoin à mon conjoint d’être prêt (…). C’est parce qu’un moment donné, je me disais « eh bien, si je réponds trop vite et qu’à ce moment-là [porter] des robes, qui est supposé être joyeux, devient un peu un traumatisme à cause du regard du père, on n’a pas gagné ». (Chantal, mère d’une enfant transféminine de 4 ans)

La résolution du conflit de loyauté se fait parfois naturellement, au fur et à mesure que le parent, d’abord plus réticent, chemine dans le processus d’acceptation. À d’autres moments, l’ultimatum devient le moyen de résoudre le conflit de loyauté. Dans ce contexte, la mère choisit le bien-être de l’enfant au risque de mettre en péril la relation avec l’autre parent. Le conflit de loyauté devient ainsi un conflit de rôle : la mère doit choisir entre son rôle de mère ou son rôle de conjointe.

Plus tard, je lui ai dit : « Écoute. Bien que je t’aime de tout mon cœur, bien que tu sois l’homme de ma vie, si j’avais à choisir, c’est [mon enfant] que je choisissais. Si j’avais eu à…si tu n’avais pas été d’accord, jamais je n’aurais forcé [mon enfant] à ne pas être qui il était pour toi. Je t’aurais envoyé en thérapie ou on aurait fait quelque chose ». Ce n’était même pas discutable. Son bien-être à lui en tant qu’enfant aurait passé en avant. (Martine, mère d’un·e enfant créatif·ve dans le genre de 7 ans)

Alors que certaines mères se retrouvent dans un conflit de loyauté, d’autres prennent clairement position : c’est l’enfant à tout prix, quitte à fragiliser la relation avec le père.

Mère : Il y a beaucoup qui me disent : « c’est plus difficile pour le père. Ah comment qu’il va Pierre ? C’est plus dur pour les pères, hein Jennifer ? ». Puis, j’ai le goût de les… moi j’ai, j’ai… je n’ai pas de sympathie pour Pierre.
Père qui rit : Je suis habitué.
Mère : C’est comme « get over it, get over yourself, it’s not about you, it’s about your kid ». Je n’arrêtais pas de lui dire ça. Je lui dis : « si tu veux être stressé, va être stressé ailleurs » parce que [mon enfant], il ne faut jamais qu’il ressente ça.
(Jennifer et Pierre, parents d’une enfant transféminine de 4 ans)

La disparité dans le soutien offert à l’enfant par les parents provoque un changement dans la qualité de la relation père-enfant. Ainsi, trois mères rapportent des enjeux relationnels entre l’enfant et le père issus des difficultés d’adaptation du père, ce qui provoque un chamboulement dans la dynamique conjugale et familiale. Une mère se retrouve dans la posture du « bon parent » alors que le père est vu comme menaçant.

C’est vraiment un petit gars à maman. Il est vraiment : « c’est maman, c’est maman ». Puis « papa est méchant, papa il chicane » (…). Moi, j’ai respecté le fait que son malaise était plus grand et que, moi, ça ne me dérangeait pas, jusqu’au moment où [mon enfant] m’a dit clairement que : « papa, il ne m’aime pas ». Donc, j’ai vu tout de suite que ça avait un effet sur son estime de lui-même et que ça va avoir un effet sur sa relation avec son père à long terme. Donc, c’est là que je suis intervenue parce que sinon… (Martine, mère d’un·e enfant créatif·ve dans le genre de 7 ans)

Ainsi, les répercussions de l’attitude et des comportements des pères sur le développement de l’enfant suscitent des inquiétudes chez quelques mères. Une mère compare le rejet et l’intolérance du père à l’égard de l’enfant à un abandon.

Mais j’ai dit : « Dans un sens, c’est une espèce d’abandon que tu fais quand même à ton enfant parce que tu n’es pas là pour le supporter, j’ai l’impression ». Comme quand j’ai dit qu’il l’aime à moitié. Il est là à moitié. (…). Au contraire, c’était comme un ennemi. J’ai l’impression que le père, son ennemi numéro un était les goûts de son fils. Ça le dérangeait vraiment, profondément. (Isabelle, mère d’une enfant transféminine de 10 ans)

L’acceptation du père, chez deux de ces familles, a permis de soulager la tension relationnelle qui existait et a aussi eu des effets positifs sur le bien-être de l’enfant et sur la famille. Une mère rapporte, par exemple, que l’acceptation du père a permis à l’enfant de devenir propre et a uni la famille :

C’est comme si, à partir du moment où elle a porté des robes, elle est devenue une grande fille (…). Elle s’est mise à s’appeler « grande fille » et puis à vouloir être grande et être beaucoup plus extravertie. (…) T’sais, il y avait du rejet souvent, de son père… Ouais, un rejet. (…) Maintenant, c’est comme, il n’y a plus ça. Il n’y en a plus, de ça. On allait voir aussi la psychologue pour ce problème-là [de propreté] qui n’était pas tout à fait réglé, depuis. Là, maintenant, elle voit vraiment sa famille comme trois personnes. (Chantal, mère d’une enfant transféminine de 4 ans)

Bien que les autres enfants de la famille puissent jouer un rôle positif dans l’adaptation familiale, trois mères font état de difficultés. Par exemple, un frère présente des symptômes dépressifs et une sœur manifeste de l’anxiété face au jugement des autres, ce qui vient davantage perturber la dynamique familiale. Le conflit de loyauté se manifestait, chez l’une des mères, dans sa volonté de soutenir l’enfant en transition, mais aussi le frère qui éprouvait des affects dépressifs au début de la transition :

Il faut laisser le temps aller, mais c’est difficile aussi, quand tu te sens impuissante, et que tu vois que ton enfant, il ne va pas bien, et tu ne veux pas que l’autre se sente rejeté non plus, t’sais ! (…). Veut, veut pas, on est émotionnellement impliquée autant auprès de [notre fille] et il faut qu’elle se sente respectée aussi, que lui aussi, je suis consciente qu’il a droit d’avoir ses sentiments. (Sophie, mère d’une enfant transféminine de 7 ans)

Selon l’une des mères, les difficultés d’acceptation de ses autres enfants prennent racine dans les résistances et la transphobie du père. Il semble, ainsi, y avoir une scission au sein de la famille. La fratrie apprend par observation et répète les comportements de victimisation à l’égard de l’enfant transféminine. En contrepartie, une fratrie soutenante a un impact positif sur la dynamique familiale et favorise le processus d’acceptation.

La conciliation des points de vue de l’un et de l’autre ne se fait pas sans vagues, mais un dialogue doit s’engager entre les parents sur les compromis et les décisions à prendre. Par exemple, les parents doivent discuter des pronoms et du prénom à employer pour nommer l’enfant, sur la façon de vêtir l’enfant, sur son « coming out » à la belle-famille, etc. L’impossibilité de concilier leurs points de vue peut mener à une rupture du canal de communication et du lien entre les parents, comme cela a été le cas chez l’une des mères participantes.

Bien que la négociation, la confrontation ou les disputes ne soient pas propres aux parents de jeunes trans, les enjeux liés à la créativité de genre leur sont propres et peuvent envenimer la relation. Pour trois couples de parents, l’aide professionnelle a été nécessaire pour rétablir l’équilibre, atténuer les désaccords, donner une ligne directrice commune et permettre au parent le plus réticent de s’engager dans une démarche d’affirmation de genre :

Mais dès que le pédiatre de ma grande m’a conseillé d’aller consulter et que je suis allée consulter, quand je suis revenue, j’ai exposé tout ça à mon conjoint et je lui ai dit « Il faut le laisser aller à 100 % ». Mon conjoint a dit : « ok, d’accord ». (Martine, mère d’un·e enfant créatif·ve dans le genre de 7 ans)

En contrepartie, deux mères racontent s’être butées au refus de l’autre parent d’aller chercher de l’aide ou des ressources, ce qui représente une source importante de frustration pour elles. L’une d’entre elles relate s’être fait répondre que « ça ne sert à rien » de consulter, un refus qui a accentué le sentiment de solitude qu’elle vivait déjà.

Deux autres mères rapportent avoir utilisé la menace, le blâme, voire l’agressivité, à l’égard de leur conjoint, ce qui témoigne du caractère sensible des questions de genre au sein du couple, de l’impuissance ressentie, mais aussi de l’absence de méthode de résolution de conflit efficace et positive chez ces parents dans ce contexte hautement anxiogène. Une des mères décrit ainsi la communication difficile avec un père ouvertement transphobe :

Ça n’a pas bien été du tout. Je te dis, un moment donné, j’avais le goût de l’amener physiquement aux coups là, pour dire : « Écoute, si je te donne des coups de poing dans le front ou sur le crâne, est-ce que tu vas penser comme moi ? » (…) De la frustration. La frustration. Un peu de rage aussi. Vraiment beaucoup de rage. (…) Mais le rejet de son père, ça s’est venu me chercher. Donc, j’étais comme… Ben j’étais fâchée après. J’étais vraiment en colère après lui. (Isabelle, mère d’une enfant transféminine de 10 ans)

Nous constatons également, chez le seul couple de parents interrogé, à quel point les difficultés d’acceptation du père et les attentes de la mère à son égard peuvent se confronter, amenant une dynamique conflictuelle et de l’incompréhension de part et d’autre :

Mère : Moi je n’ai jamais eu de sympathie pour lui [le père]. Jamais.
Père : Ça c’était clair, tu l’as dit plusieurs fois que t’avais pas de sympathie pour moi.
Mère : Non.
Père : C’est assez (soupire).
Mère : Pourquoi tu as besoin de temps ? C’est ton enfant, c’est ça que je ne comprends pas (…).
Père : Ben oui je suis d’accord avec ça, mais ça ne change pas le fait que je n’ai pas la capacité de m’ajuster directement.
(Jennifer et Pierre, parents d’une enfant transféminine de 4 ans)

Finalement, certaines mères décrivent des changements positifs au sein du couple pour qui les défis liés à la créativité de genre de l’enfant ont servi d’occasion de croissance positive, laissant place à l’admiration et à un amour plus grand pour l’autre. L’ouverture à la diversité permet ainsi aux parents de se rapprocher :

Je te dirais que ça nous a rapproché aussi. On vit une épreuve ensemble, ça fait que veut, veut pas… puis se réconforter. T’sais des jours, c’est elle qui avait de la peine, des jours c’était moi. Se dire qu’on est ensemble là-dedans. Ouais, je dirais que c’est plutôt un rapprochement dans notre cas (rire) qu’un éloignement là. Ça a consolidé notre relation. D’être plus solide en tant que parent, en tant que couple pour accompagner le plus possible notre enfant. (…) J’ai l’impression qu’il y a beaucoup d’amour. T’sais il y en avait, mais là il y a un regain d’amour, de tendresse, de complicité, de compassion, d’empathie. (Émilie, mère d’une enfant transféminine de 4 ans)

Discussion

Les défis des parents qui doivent composer avec la créativité de genre de leur enfant sont nombreux, mais ceux qui touchent tout particulièrement le couple parental ont été peu étudiés. Quelques recherches font mention de conflits et de mésententes au sein du couple à propos de l’identité de genre de l’enfant, sans toutefois en faire une analyse approfondie (par exemple Aramburu Alegría, 2018 ; Bartholomaeus & Riggs, 2018 ; Hidalgo & Chen, 2019 ; Pullen Sansfaçon et al., 2020). Les parents rencontrés dans le cadre de notre étude rapportent trois grands défis qui touchent le couple et se répercutent sur la famille et sur l’enfant : (a) l’iniquité dans le partage des charges mentales et morales entre parents, (b) les divergences dans les attitudes à l’égard de la créativité de genre de l’enfant et (c) le bouleversement de la dynamique familiale.

Rappelons que, malgré nos efforts pour recruter des couples de parents et un plus grand nombre de pères, huit mères et un seul père ont accepté de participer à l’étude. Les mères rapportent assumer la plus grande partie des soins de base à l’enfant, mais aussi les enjeux liés à l’identité de genre. Ainsi, les mères se décrivent comme des personnes-ressource alors que l’autre parent est, dans les meilleurs cas, perçu comme un exécutant ou un soutien. Ces résultats vont dans le sens d’études récentes sur le partage des rôles parentaux dans la population générale (Faircloth, 2021 ; Verniers et al., 2022) et font écho au concept d’Intensive mothering de Hays (1996). Appliqué à la question de l’identité de genre, l’Intensive mothering se manifeste ici par le fardeau des charges porté presque uniquement par les mères dont le rôle est proactif et les choix orientés prioritairement vers le bien-être de l’enfant. Elles portent la charge mentale (Dean et al., 2022 ; Haicault, 1984), ce qui implique, par exemple, de rechercher de l’information sur la transidentité, de consulter des professionnel·les spécialisé·es en santé trans, d’acheter les vêtements de l’enfant, d’informer le personnel enseignant, de soutenir les membres de la famille dans leur processus d’acceptation, etc. Elles portent aussi la charge morale (Callahan, 2021) : elles doivent se questionner sur des dilemmes qu’impliquent l’exploration de genre et la sécurité de l’enfant et faire des choix qui peuvent avoir un impact considérable sur son développement et son bien-être. La question du genre semble donc accentuer les iniquités entre parents, tout en complexifiant le rapport à la parentalité et au couple.

Nos résultats révèlent également d’importantes différences dans les attitudes et les réactions des parents quant aux enjeux d’identité de genre de l’enfant. Ainsi, la plupart des mères se décrivent comme plus sensibles, plus ouvertes à la souffrance et aux désirs de l’enfant que le père, et plus acceptantes, plus enclines à laisser à l’enfant un espace d’exploration. Les mères semblent ainsi mieux préparées, d’une part, à la parentalité et, d’autre part, à faire face aux questionnements que soulève la créativité de genre de l’enfant. De nombreuses autres études rapportent une plus grande ouverture des femmes à la diversité sexuelle et de genre dans la population générale (notamment, Herek, 2002 ; Norton & Herek, 2013), mais aussi chez les familles de jeunes enfants trans ou qui affichent une créativité de genre (Galman, 2020 ; Hill & Menvielle, 2010 ; Kane, 2006 ; Kuvalanka et al., 2014 ; Riggs & Due, 2015 ; Wren, 2002). La plus forte adhésion des pères aux normes de genre traditionnelles pourrait donc, en partie, expliquer leur malaise à l’endroit de « leur garçon » qui revendique une expression de genre ou une identité féminine.

Les résistances à la créativité de genre et les désaccords entre parents affectent significativement la dynamique familiale. La plupart des mères disent jouer un rôle de « tampon » entre l’enfant et le père de l’enfant et vivre ainsi un conflit de loyauté entre leur relation de couple et leur rôle de mères. Ainsi, la créativité de genre n’est pas à l’origine de tous les défis du couple, mais elle entraîne, chez les parents, une perte de certitude (Bartholomaeus & Riggs, 2018) : les repères parentaux, basés sur la cisnormativité et le cisgenrisme, sont mis à mal. L’enfant contraint les parents à se repositionner face à des aprioris rigides. C’est alors la capacité d’acceptation et d’adaptation parentale, ou l’incapacité de s’adapter dans certains cas, qui influence, à la fois, les rôles de chaque parent et l’harmonie familiale. Ainsi, nous constatons qu’une meilleure acceptation parentale permet de rééquilibrer le couple et d’apaiser les tensions personnelles et relationnelles au sein de la famille.

Nous savons qu’un soutien total et engagé de la part des parents est essentiel pour les jeunes trans (Pullen Sansfaçon et al., 2018 ; Travers et al., 2012). Nos résultats mettent aussi en lumière le lien entre la qualité du soutien parental et le bien-être familial. D’un point de vue clinique, comme le suggèrent les études portant sur l’expérience des jeunes trans et de leur famille (par exemple Pullen Sansfaçon et al., 2020 ; Sennott & Chandler, 2019), nos résultats soulignent l’importance de privilégier les interventions systémiques lorsque surgissent des conflits familiaux et des difficultés d’acceptation de la créativité de genre de l’enfant au sein du couple parental. Plus spécifiquement, des interventions axées sur le deuil, les craintes, les normes et les rôles de genre et sur les préjugés nous apparaissent essentielles pour favoriser l’engagement du parent plus réticent et pour rééquilibrer les charges et les responsabilités des parents. Il nous apparaît également important pour les intervenant·es qui travaillent auprès de ces familles d’intervenir tôt, avant la puberté et la période prépubère, qui comportent des défis encore plus complexes pour les jeunes et leur famille (Bouman et al., 2016 ; Susset & Rabiau, 2021b).

Limites et recherches futures

Les résultats de cette étude doivent être interprétés avec prudence. Notre échantillon est de petite taille, composé presqu’exclusivement de mères et de parents qui soutenaient et acceptaient minimalement l’enfant. Nous n’avons ainsi pas obtenu le point de vue de parents qui rejetaient leur enfant. Aussi, les parents de notre échantillon étaient caucasiens, nés au Canada et de classe moyenne à moyenne élevée. Finalement, les parents rencontrés avaient, pour la plupart, un·e enfant assigné·e garçon à la naissance. On sait que les enfants assigné·es garçons dont l’apparence, les comportements et les intérêts sont jugés « féminins » ou dont l’identité de genre est féminine suscitent généralement plus d’inquiétudes et de questionnements chez les parents que les enfants assigné·es filles qui adoptent une identité ou des conduites « masculines » (Kane, 2006 ; Susset & Rabiau, 2021a). Il faudrait, néanmoins, mieux documenter les enjeux qui touchent de façon particulière les enfants assigné·es filles à la naissance qui affichent une identité de genre masculine. Des études longitudinales s’étendant sur plusieurs années sont également nécessaires.

Conclusion

Cette étude offre un regard essentiel et inédit sur l’expérience des parents qui doivent composer avec la créativité de genre de leur enfant. L’iniquité dans le partage des charges et des responsabilités parentales décrite par les mères est clairement ancrée dans des conceptions et des rôles de genre traditionnels qui semblent, en grande partie, déterminer les attitudes et les comportements des parents à l’égard de la créativité de genre de l’enfant. Les inquiétudes et les résistances sont, en outre, nettement plus marquées chez les pères, ce qui alimente les tensions entre parents. Des interventions inspirées des approches féministes, ouvertes à la diversité des sexes et des genres, fondées sur une perspective plus fluide du genre et impliquant toustes les membres de la famille, en particulier les parents plus réfractaires, sont à privilégier. L’acceptation de la créativité de genre est un facteur de protection important non seulement pour l’enfant, mais aussi pour la famille et le couple parental.

Conflits d’intérêts

Aucun conflit d’intérêt déclaré.

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Notes

1 Nous reprenons le concept de créativité de genre proposé par Diane Ehrensaft (2011) dans une visée non stigmatisante et fluide des manifestations de genre chez l’enfant qui ne correspond pas aux attentes sociales liées au genre qui lui a été assigné. Retour au texte

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Référence électronique

Karine Nadeau-Paquette, Denise Medico et Louise Cossette, « Créativité de genre chez l’enfant : regard féministe sur les défis et les conflits entre parents », Psychologies, Genre et Société [En ligne], 2 | 2024, mis en ligne le 28 mai 2024, consulté le 12 octobre 2024. URL : https://www.psygenresociete.org/272

Auteur·ices

Karine Nadeau-Paquette

Dre Karine Nadeau-Paquette est psychologue clinicienne diplômée de l'Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle pratique la psychothérapie dans une ressource communautaire dédiée à l'insertion sociale des personnes confrontées à des problématiques de santé mentale sévères et persistantes. En parallèle, elle exerce en pratique privée, fournissant un soutien aux personnes trans et non-binaires ainsi qu'à leurs proches. Son approche thérapeutique est basée sur une perspective transaffirmative, promouvant notamment une vision non pathologique de la diversité de genre.

Denise Medico

Denise Medico est professeure au département de sexologie de l’Université du Québec à Montréal où elle enseigne la psychothérapie humaniste-existentielle, la supervision clinique et l’accompagnement des personnes de la pluralité des genres et de la diversité érotique. Ses travaux de recherche portent sur les processus psychothérapeutiques, la profession de sexologue, la sexualité et la construction identitaire des personnes trans et l’expérience des familles ayant des jeunes trans. Elle est co-fondatrice de Centre 3, un centre de thérapie féministe inclusive et de formation en Suisse.

Louise Cossette

Louise Cossette est professeure au département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et membre de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) de l’UQAM. Elle a consacré une grande partie de ses recherches à la psychologie comparée des genres, aux processus de socialisation des filles et des garçons et à la pluralité des sexes et des genres. Elle est l’auteure de nombreuses publications scientifiques dans ces domaines. Elle enseigne aussi depuis plusieurs années le cours Psychologie, sexe et genre.

Droits d’auteur·ices

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